Retrouvailles
Aujourd’hui, je suis allée à Marseille. La ville en elle-même ne m’attire pas plus que cela. La seule raison qui m’y a amenée, c’est E. Pour des raisons familiales, il s’y trouvait depuis quelques jours et m’a proposé de venir y faire un tour avec sa petite soeur, avant qu’ils ne reprennent le train pour rentrer chez eux. J’ai volontiers accepté. Cela faisait longtemps que l’on ne s’était pas vus. Cela aurait été un sacrilège d’être aussi proches et de ne pas en profiter pour se revoir, même si ce n’était que pendant quelques heures. Et puis, c’était peut-être la dernière fois qu’on pouvait se recroiser avant un très, très long moment.
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J’ai rencontré E. l’an dernier, alors qu’on était tous les deux à T. J’étais à un de ces barbecues organisés par les étudiants internationaux, sous ce fameux pont qui traversait l’immense campus de notre fac d’accueil. De la bière, des clopes, de la bonne bouffe préparée par nos soins, au milieu d’une trentaine d’étudiants de tout âge et de tous horizons. Des blagues, des rires, des histoires, des confidences, l’ambiance soudée de quelques jeunes, heureux de se retrouver à l’autre bout de la planète. J’étais assise sur un de ces bancs en pierre, à discuter avec M., ma bonne copine lors de ce séjour, et d’autres, lorsqu’il est arrivé. Je n’ai pas pu m’empêcher de le fixer et d’être flattée qu’il me fixe à son tour. A peine quelques secondes s’étaient écoulées quand j’ai entendu la voix électrisée de M. me siffler "Tu as vu ce que j’ai vu ?!". Un regard suffit pour nous confirmer qu’on a vu exactement la même chose. Comment le rater, après tout ? Plutôt grand, la silhouette athlétique, la démarche assurée d’un aventurier, un look et une coupe à la mode, petite barbe rousse, des yeux bruns et un sourire rieurs, what else ? Il n’en faut pas plus pour que M. et moi nous rincions les yeux. A partir de ce moment, j’ai fait ce que je fais le mieux quand un mec me tape dans l’oeil : je l’ai ignoré de la plus belle des manières, en continuant ma soirée avec les gens que je connaissais. Je n’ai jamais aimé et n’aime toujours pas forcer les choses. La fin de la soirée approchant, les gens se dispersaient petit à petit, chacun rentrant chez lui, M. y compris. Elle est venue me pincer, me murmurant toujours de sa voix surexcitée "Regaaaaaaaarde avec qui je rentre ! Il m’a proposé de me raccompagner !". Avec lui, évidemment ! J’ai pris soin de vite refouler la légère morsure de jalousie qui a pointé son nez à ce moment-là (et toi qui a cru que c’est toi qu’il regardait, laisse moi rire !) et me suis fixé un objectif alors que je les regardais s’éloigner : jouer l’entremetteuse et me débrouiller pour qu’ils finissent par sortir ensemble.
L’occasion de tâter le terrain n’a pas tardé à se présenter, puisque je l’ai recroisé avec d’autres français, lors d’un verre à la fin d’une journée de cours. Entre small talk, parties de baby foot et quelques blagues, je me faisais l’idée du personnage. Et peu m’importait à cet instant que G. et A., qui s’intéressaient tous les deux à moi depuis quelques temps, tentaient d’attirer mon attention tout en se rivalisant l’un l’autre, car j’appréciais découvrir E., sa vision du monde et du voyage, son humour et sa joie de vivre. A en croire l’enthousiasme dont il faisait preuve, je me rendais compte que c’était réciproque. A la fin de cette soirée-là, on le savait déjà tous les deux : on avait beaucoup de choses en commun. Je me souviens encore du soupir que j’ai eu lorsque j’ai pris une photo de lui ce soir-là, la première d’une série, une grimace cocasse sur le visage, avec sa meilleure pose sous un parapluie. Je me souviens de ce soupir car je réalisais déjà, avec une bonne dose de regret, qu’on allait se rater l’un l’autre.
J’ai joué mon rôle d’entremetteuse à merveille : M. et E. ont fini par sortir ensemble. Je n’en étais pas peu fière, je l’avoue. Cela me faisait plaisir de voir M. contente, non, même heureuse d’être avec lui. Ils s’entendaient bien et avaient de bons délires ensemble. Mon rôle accompli, j’essayais d’éviter E. au mieux. Je n’avais pas envie de le connaître davantage pour regretter encore plus et d’entretenir cette jalousie qui me rongeait en arrière-plan. Je m’occupais en me plongeant dans mes cours, en voyageant à travers le pays, en m’amusant des intrigues dans le triangle amoureux entre G., A. et moi (tu es mauvaise !). Plus facile à dire qu’à faire. Difficile en effet d’éviter quelqu’un ayant la même bande de potes. Difficile aussi de ne pas entendre M. parler de E. de jour comme de nuit. J’ai fini par céder. J’ai renoncé à m’éloigner de lui. D’autant plus que, lui sortant avec M., moi ayant fini par entamer une amourette avec G., je ne culpabilisais plus et profitais de l’instant présent lorsque je me retrouvais avec lui, en groupe ou en tête-à-tête. Quel bonheur de ne plus m’être pris la tête et d’avoir simplement profité de sa présence ! De soirée en soirée, d’aventure en aventure à travers les villes, la campagne et les paysages de T., de délire en délire, de confidence en confidence, on a fini par être bons amis et par s’appeler "mon/ma chouchou de T.". J’ai fini par adorer ses mots qui lui échappaient parfois, son "tu es magnifique ce soir" murmuré avec des yeux pétillants au milieu d’une soirée ou son "tu te souviens de la première fois qu’on s’est rencontrés ?" qui pointait son nez au milieu d’une conversation sans crier gare. J’ai fini par accepter nos regards parfois ambigus, nos sourires complices qui se disaient tout sans rien révéler à la fois, nos mains et nos peaux qui se frôlaient sans prévenir, comme si de rien. Il arrivait parfois, ô miracle, à me faire oublier C. pendant un laps de temps. Est-ce que je m’en voulais ? Clairement, oui. J’avais l’impression d’être malhonnête envers M. Je me rassurais en me disant que rien n’est jamais allé au-delà de ce flirt inavoué, de cette attirance à laquelle E. et moi avons tous deux, consciemment ou non, tourné le dos.
J’ai fini par rompre avec G., sans grandes histoires. Enfin, un peu tout de même : il a pris soin de m’ignorer de façon très criante, de sorte que tous soient au courant. Je l’avais pourtant prévenu que ce n’était pas le grand amour qui nous attendait, ni la rencontre avec les parents à notre retour en France, ni quoi que ce soit d’autre, et encore moins la maison avec les enfants et le labrador. De leur côté, M. et E. n’en menaient pas large. M., désespérée à l’idée de rencontrer quelqu’un avec qui construire une relation sérieuse, a fini par mettre la pression à E., qui était récemment sorti d’une relation de 5 ans et qui n’envisageait rien d’aussi sérieux dans un futur proche avec qui que ce soit. Ils ont fini par rompre aussi, une rupture ponctuée de larmes et de désirs de vengeance du côté de M. Je me retrouvais tiraillée, les appréciant tous les deux, ne voulant en vexer aucun. E. étant compréhensif, il ne m’en voulait pas de passer plus de temps avec M. pour lui changer les idées. La fin de mon temps à T. approchait. Entre les examens, le mémoire de E., le temps passé avec M., les préparatifs pour le départ, je le voyais de moins en moins. Peut-être était-ce mieux ainsi, nous évitant un quelconque malaise. Jusqu’à ce fameux festival.
Ce festival comptait parmi mes dernières grandes sorties. Nous y sommes allés à trois, E., N. (une de nos copines sur place) et moi. Au programme, deux jours et demi de musique techno dans une ancienne station balnéaire au nord de T., reconvertie en cadre parfait pour festivals en tout genre. E. ne s’est pas gêné pour se moquer de moi quand il a appris que c’était le premier festoch de ma vie, adoucissant le tout par un "ton premier festoch aura été avec moi, c’est flatteur !". A peine arrivés, la tente rapidement installée, les maillots enfilés, on est parti découvrir les lieux, nous émerveillant du cadre et des installations, comme des gamins. La fin de journée approchant, on a nagé, E. et moi, jusqu’à des rochers situés en avant de la plage. N., restée à terre à cause de son récent tatouage, nous a immortalisés en photo. Nous sommes restés là un long moment, à quelques mètres l’un de l’autre, à regarder le soleil se coucher derrière l’océan, sans échanger un seul mot. Cela a l’air de rien, mais c’était un des moments les plus forts de mon temps à T. Lui, moi, à l’autre bout du monde, comme perdus, la roche rugueuse sous ma peau, le soleil embrasant le ciel, le bleu de l’océan disparu sous ces teintes rougeoyantes et dorées, les vagues nous berçant dans le doux silence, le passé oublié, le présent merveilleux, l’avenir nous ouvrant grand ses bras.
Une fois retournés à terre, on a entamé les festivités. Buvant et faisant le tour des scènes, nous mêlant aux gens, on a fini par perdre N. dans la foule. On est restés tous les deux, E. et moi, terminant nos bouteilles, courant partout, dansant, chantant, jouant avec les projecteurs et les lasers, lançant des défis stupides aux personnes autour de nous, tantôt nous reposant, tantôt nous agitant sur les pistes. Dans cette cohue, dans cette atmosphère, enhardis par l’alcool et par l’énergie du moment, on s’est retrouvés dans les bras l’un de l’autre, serrant anxieusement nos corps, goûtant avidement ces lèvres qu’on s’était refusés pendant des mois. On s’est vite isolés dans notre tente. Ses mains glissant sur mon corps, ses bras puissants me serrant à lui, sa bouche contre ma peau, son bas-ventre collé au mien, mes jambes croisées derrière lui, tout surexcitait mes sens et me faisait vibrer. Mais malgré cela, malgré le désir qui nous brûlait, malgré l’envie d’aller plus loin, je l’ai arrêté. L’idée de le faire alors que M. se sentait terriblement mal après leur rupture m’a stoppée net. Sans mentionner le fait que mon ego fragile s’est embrasé en réalisant que je n’étais peut-être qu’un deuxième choix, une option par défaut. On est restés collés l’un à l’autre quelques moments, avant de ressortir. On s’est recouchés dans l’herbe, dans le coin repos du festival, et on a parlé. Parlé encore. De tout, de rien, de ce qu’on ne s’était pas dit jusque-là, de rien encore. "Pourquoi tu es sortie avec G ?". Sa question a fusé comme un reproche. "Et toi, pourquoi être sorti avec M. ?" a été ma réponse. Il a ricané, avant que son sourire n’apparaisse.
Une fois le festival terminé, E. et moi nous sommes revus quelques fois avant mon départ. Même lorsque le reste de la bande n’était pas là. Le contact et la complicité étaient toujours là mais quelque chose avait changé. Je ne pourrais pas dire qu’il s’agissait de malaise, de mon côté, je ne le ressentais pas comme tel. Plutôt… de la déception ? Juin 2019, je prenais l’avion et rentrais en France.
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Il n’a pas changé d’un pouce. Un air un peu plus âgé, peut-être. Le même sourire ravageur et contagieux. Toujours aussi costaud, à en juger la façon dont il m’a prise dans ses bras à la gare. Sa petite soeur ? Un portrait craché. La même énergie, la même bougeotte. Et ils insistent pourtant à dire qu’ils ne se ressemblent pas !
On a fait le tour de Marseille et de ses points les plus connus, autant que faire se peut en quelques heures. Journée de balade tranquille, en somme. Il faisait très chaud. Aucune idée de la valeur affichée par le thermomètre, mais on a dû vider 3 bouteilles d’eau de 2L chacun en une après-midi.
Nous nous sommes retrouvés seuls avec E., sa soeur s’étant absentée pour un moment. Au détour d’un rayon dans le supermarché où on s’était réfugiés pour nous refroidir un peu, il a lâché un "Ca me fait vraiment plaisir de te revoir" avant de me serrer contre lui. "J’ai l’impression que c’était il y a une éternité et hier à la fois". On n’a rien dit de plus.
Retour à la gare en triple vitesse pour prendre nos trains respectifs. A 5 minutes près, ils rataient le leur. On se serre une dernière fois l’un contre l’autre. "Prends soin de toi", "surtout, n’oublie pas de t’amuser quand tu seras à l’autre bout du monde ! je compte sur toi pour partager tes aventures !", "oui, promis ! d’ailleurs, tu es la bienvenue, les portes te sont toujours ouvertes, tu le sais !". On se dit qu’on essaie de passer à Milan, rendre visite à F., si on trouve un créneau commun. Tandis qu’il s’éloigne à reculons, je note pour la énième fois depuis notre rencontre à quel point ses sourcils sont expressifs. A cet instant, ils disent clairement, ou plutôt ils hurlent "je suis triste".
Triste, je le suis aussi. Contente de l’avoir revu, triste de le voir repartir, heureuse de connaître une telle personne dans ma vie. Triste et heureuse aussi de réaliser qu’il part bientôt pour H.-K. avec un CDI en poche. On ne se reverra pas de si tôt donc. Mais l’idée qu’il vivra plein de nouvelles aventures comme il en rêve me comble. Je les salue vivement de la main et leur souris de toutes mes dents pour refouler la larme facile que je sens monter à mes yeux. Alors que je le regarde se diriger vers et disparaître dans le train, je sens la nostalgie m’envahir. La nostalgie d’une histoire, de souvenirs, d’une vie qui n’ont jamais eu lieu, et qui n’adviendront peut-être jamais.